Histoire du vieux village du Poët-Laval
L’histoire du Poët-Laval est intimement liée à celle de l’ordre religieux des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, qui se développa en Terre sainte à l’époque des Croisades, parallèlement à l’ordre des Templiers, et s’est perpétué jusqu’à nos jours sous le nom d’Ordre de Malte.
L’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem
L’Ordre trouve son point de départ à Jérusalem, où le provençal Gérard de Martigues crée, vers le milieu du XIe siècle, un petit établissement religieux à vocation hospitalière, situé à côté de la maison de Zacharie, père de saint Jean-Baptiste. L’établissement, naturellement dédié à saint Jean, va jouer un rôle croissant pendant et après la prise de Jérusalem par les croisés en 1099, et sera doté de statuts en 1113, quelques années avant les Templiers (1118).
En 1135, le nouvel Ordre est doté d’une véritable règle par Raymond du Puy, qui en fut le premier grand maître : les Hospitaliers dont la vocation première était de soigner, deviennent officiellement des moines-soldats, qui prononcent des vœux et servent une vocation militaire – il s’agit notamment d’assurer la défense des Lieux saints et la sécurité des routes qui les desservent – tout en assurant aide et soins aux malades. L’Ordre, placé sous l’autorité d’un grand maître, comprend trois catégories de frères (chevaliers, chapelains et servants d’armes) qui portent l’habit noir orné d’une croix blanche à huit pointes – qui symbolisent les huit Béatitudes du Sermon sur la Montagne – et des frères laïcs (donats).
Parallèlement, l’Ordre connaît un important développement en Europe, et notamment dans le sud de la France, où il acquiert un important patrimoine foncier, constitué de réseaux de commanderies placées sous l’autorité de prieurés. Les commanderies, dont l’attribution à l’Ordre est souvent issue de donations, se présentent comme des domaines agricoles ruraux : l’agriculture vivrière, l’élevage de chevaux de guerre et de bétail destiné à la production de laine et de cuir, le moulinage de la farine et du textile, les coupes de bois etc. y produisent les revenus nécessaires au recrutement et à l’entretien des chevaliers comme à l’ensemble des actions menées en Terre sainte.
Le prieuré coordonne l’exploitation des biens et droits de l’Ordre, collecte les revenus des commanderies et en expédie une partie vers les établissements d’orient. Les Hospitaliers hériteront également d’une partie des biens de l’Ordre du Temple, dissout au début du XIVe siècle.
Après la chute de Jérusalem en 1187, suivie de l’expulsion des croisés de Saint-Jean-d’Acre en 1291, les Hospitaliers vont se replier successivement à Chypre, puis à Rhodes (1307), et enfin à Malte (1522). L’Ordre se divise en deux branches en 1530 :la branche catholique, désormais dénommée Ordre de Malte, se consacrera pendant trois siècles à limiter l’action de l’empire ottoman en Méditerranée occidentale, avant de se recentrer définitivement sur les œuvres hospitalières dans le monde entier. La branche protestante, qui a conservé le nom d’Ordre de Saint-Jean, intervient également dans le même domaine.
La construction du château et la naissance du village
L’installation des Hospitaliers dans la moyenne vallée du Jabron remonte probablement au milieu du XIIe siècle. Comme toutes les possessions de l’Ordre comprises dans la « langue » de Provence (Languedoc, Provence et Valentinois), la nouvelle commanderie est placée sous l’autorité du prieuré Saint-Gilles-du-Gard, qui regroupe une soixantaine d’établissements locaux, répartis en commanderies (établissements principaux), et membres ou granges (établissements secondaires).
Au Poët-Laval, il n’est pas exclu que les Hospitaliers se soient installés d’abord en fond de vallée, près de la rivière, au lieu-dit « le Moulin », où subsiste une tour carrée. La nouvelle commanderie va très rapidement fortifier l’éminence rocheuse qui se dresse à flanc de coteau, au cœur du domaine agricole, et contrôle à la fois la route qui suit la vallée et la voie de circulation nord-sud qui emprunte le col d’Eyzahut. Le site, facile à défendre, va se faire connaître sous la dénomination de « pogetum vallis », la butte de la vallée, d’où procèdera le toponyme actuel de Poët-Laval, qui apparaît pour la première fois, associé à l’Ordre, dans un acte de 1215. Dès le début du XIIIe siècle, un donjon rectangulaire en pierre, à trois niveaux, entouré d’un mur d’enceinte et flanqué d’une chapelle, s’élève au sommet du rocher.
Les premières maisons d’habitation particulières se sont probablement regroupées au pied du château, voire dans sa basse-cour, dès le XIIIe siècle. La petite agglomération va s’étendre ensuite à flanc de coteau, en aval de la chapelle.
L’agrandissement du château entre le XIIIe et le XVIe siècle
Au cours du XIIIe siècle, le château va se développer et se perfectionner : desserte de la terrasse par un escalier couvert, aménagement d’une basse-cour où s’installe probablement toute une série de bâtiments annexes (cuisines, écuries notamment). Un petit cimetière est peut-être aménagé à l’ouest du donjon.
Le château ne connut sans doute que des modifications secondaires jusqu’à la fin du XVe siècle. Au début du XVIe siècle, le donjon médiéval jugé inconfortable et exigu est doublé par un vaste corps de logis abritant quatre grandes salles sur deux niveaux.
Du déclin à la renaissance du village (XIVe-XVe siècles)
La période troublée du XIVe siècle – qui voit notamment les débuts de la guerre de Cent ans en 1337, le séjour des papes en Avignon entre 1305 et 1403 et le transfert du Dauphiné au royaume de France en 1349 – oblige les commandeurs à protéger le village par une ceinture de remparts. Les incursions violentes de bandes armées, les guerres seigneuriales, les aléas climatiques et les épidémies de peste qui se succédent entre 1347 et le milieu du XVe siècle déciment la population et ruinent la vie économique de toute la région. A l’issue de cette période agitée, en 1474, le village ne compte plus que 32 familles soit environ 160 habitants.
Néanmoins, dès la fin du XVe siècle, la paix et la prospérité revenues vont entraîner un développement rapide du village, qui devient un petit centre d’échanges commerciaux centrés sur l’élevage, la poterie, la verrerie, le tissage de la laine… A l’intérieur de l’enceinte, le bâti se densifie : les boutiques se multiplient au rez-de-chaussée des maisons qui comprennent souvent trois ou quatre niveaux et enjambent parfois les rues faute d’espace.
Au pied du village, contre le rempart, les commandeurs font construire un second château, plus vaste, plus confortable et plus accessible que l’ancien : il s’agit de la Commanderie, dite aussi « salon des Commandeurs ».
Un village au cœur des Guerres de religion
Au XVIe siècle, le village compte deux communautés, catholique et protestante, dont la seconde devient rapidement majoritaire. La chapelle saint-Jean est convertie en temple, et une église catholique dédiée à Saint-Michel est construite à l’extérieur de l’enceinte, dans le nouveau cimetière aménagé au nord du château : elle sera détruite lors du siège de 1563.
La tension s’aggrave peu à peu entre le pouvoir royal et les communautés de la religion réformée qui se sont largement développées en Dauphiné et en Languedoc depuis le XIVe siècle. Les troubles vont croissant pendant les règnes de François 1er et Henri II. L’affaiblissement du pouvoir royal qui accompagne la mort de ce dernier, en 1559, entraîne le début des Guerres de religion à partir de 1562.
L’ordre des Hospitaliers est bien entendu très lié à la papauté, mais plusieurs commandeurs (comme Jehan Brotin, 1535-1562) et de nombreux chevaliers vont néanmoins se rallier à la religion réformée. Le Poët-Laval va passer alternativement des mains des catholiques à celles des protestants pendant une quarantaine d’années : le château sera assiégé au moins deux fois par les troupes protestantes, en 1563 puis en 1573 sous les ordres de Dupuy-Montbrun, chef du parti protestant dauphinois. Il est soumis à un premier démantèlement avant 1582, sur arrêt du parlement de Grenoble.
En 1598, l’Edit de Nantes met officiellement fin aux hostilités. Ses dispositions sont confirmées par Louis XIII en 1614, mais le rétablissement forcé de la religion catholique en Béarn en 1620 entraîne une nouvelle révolte. Le système défensif du château est relevé et complété en 1621 par Jean Dupuy-Montbrun : la basse-cour et la chapelle sont fortifiées, l’enceinte bastionnée est renforcée. L’ouvrage sera définitivement démantelé après 1622 sur ordre de Lesdiguières, lieutenant-général du Dauphiné devenu connétable de France.
Le château et le village du XVIIe au XIXe siècles
A la fin des guerres de Religion, le village est économiquement exsangue et probablement en très mauvais état. Les commandeurs se replient définitivement à Montélimar. Le château était encore à peine utilisable en 1687 : les deux grandes salles de la partie ouest du corps de logis étaient probablement déjà démolies. En 1719, l’édifice est considéré comme définitivement inhabitable.
Le village compte néanmoins 180 familles – dont 25 catholiques ! – et un hôpital au milieu du XVIIe siècle. L’activité économique se rétablit peu à peu dans les années suivantes : la chapelle, laissée pratiquement à l’abandon pendant une cinquantaine d’années, est en partie reconstruite et revoûtée entre 1697 et 1719. Le village s’étend même hors les murs au début du XVIIIe siècle.
En 1746, Chrysostome de Gaillard d’Agoult est nommé commandeur. Dernier des 43 commandeurs qui se seront succédé au Poët-Laval depuis 1215, il émigre en Angleterre dès les débuts de la Révolution, en 1789. Le château, déclaré bien national, est vendu aux enchères. Privé de sa toiture en 1815, il est racheté en 1852 par le curé Vincent, qui le légue en 1856 à la fabrique* qui gère les biens de la paroisse. Cette dernière maintient l’édifice en l’état avant de le céder en 1911 à un particulier, Monsieur Pérot.
La seconde moitié du XIXe siècle voit le développement du village de Gougne, en fond de vallée, le long de la route qui mène de Montélimar à Dieulefit. La mise en service en 1893 d’une ligne de chemin de fer (dite le « Picodon ») accélére le transfert de l’activité du vieux village perché, parfois difficile d’accès, vers le nouveau village qui accueille écoles et mairie en 1881. Une dernière filature (Rochegude) fonctionnera au vieux village jusqu’au début du XXe siècle.
Abandon et renouveau du village au XXe siècle
Les premières années du XXe siècle voient l’abandon progressif du village au profit de Gougne, et le début du pillage du château et des maisons. Les tuiles, devenues rares, ont été récupérées et vendues pendant la Grande Guerre, ce qui accélère bien évidemment le processus de dégradation du bâti. Le processus s’intensifie après 1918. La nef de la chapelle Saint-Jean s’effondre dans les années 1930, et ne sera jamais reconstruite.
Voué à la déshérence et à l’abandon, à l’instar de tant d’autres villages perchés – comme les villages proches de Béconne et d’Allan, entre autres -, le site va être sauvé grâce à l’intervention enthousiaste de quelques personnalités. Dès 1922, le pasteur Emile Brès et son gendre architecte, Cyril Morley, se passionnent pour le village : ils dressent une série de relevés et prennent en main son sauvetage. Le classement du château et de la chapelle au titre des monuments historiques intervient en 1924. En 1926, Emile Brès et Cyril Morley créent l’Association des Amis du Vieux Poët-Laval, laquelle « se propose d’acquérir les murs et maisons qui risquent de disparaître (…) et de les conserver dans la mesure de ses moyens; elle pourra aussi accorder des subventions dans le même but aux propriétaires d’autres maisons du village ». Très vite, l’association se rend propriétaire d’une partie des maisons abandonnées, qui sont achetées ou cédées gratuitement sous forme de dons ou legs, puis consolidées et maintenues hors d’eau, ce qui entraîne un très net ralentissement du pillage. La désertification du village se poursuit néanmoins : au début des années 1950, il ne reste plus sur place qu’une ou deux personnes âgées.
La véritable renaissance du site sera due, quelques années plus tard, à Yvon Morin. Ce dernier, né à Paris en 1924 mais issu d’une famille protestante de Dieulefit, revient dans la région en 1947 pour se consacrer aux cultures fruitières pendant plus de vingt ans. Après avoir organisé des « soirées dansantes » au pied du château, il rachète, à partir du début des années 1960, une partie des ruines et des parcelles à l’abandon de la partie haute du village. Avec son épouse Hilda, il les rebâtit pour y ouvrir un restaurant, puis un hôtel (1970). Maire du Poët-Laval entre 1959 et 1977, il renforce la protection légale du village et de ses abords en les faisant inscrire au titre des sites (1973) sur les conseils de Christian Prévost-Marcilhacy, inspecteur des monuments historiques. Président de l’Association des Amis du Vieux Poët-Laval entre 1964 et 2004, il édifie au cœur du village le Centre international d’art et d’animation Raymond du Puy, qui ouvre ses portes en 1995.
Parallèlement à ces travaux d’aménagement, le Musée du Protestantisme Dauphinois s’installe en 1959 dans l’ancien temple protestant, avant d’être transféré dans un bâtiment annexe au début des années 1970.
Enfin, le château, resté propriété privée, est acquis par la mairie en 1988. Un important projet de restauration du corps de logis est mis en œuvre entre 1996 et 1998, sous la maîtrise d’ouvrage de la commune et avec le concours financier du Ministère de la Culture et du Conseil général de la Drôme. Dans le village, les maisons encore couvertes sont rachetées, puis aménagées en résidences secondaires avant de devenir peu à peu des résidences principales. Actuellement, une quinzaine d’habitations sont occupées de façon permanente.
(d’après l’ouvrage de A. Tillier, « Le Poët-Laval, une commanderie des Hospitaliers en Dauphiné », éditions Bleulefit 2011 (voir bibliographie)
Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.